La chambre absente, Daniel Migairou, 2020

Longtemps la caméra fut une machine. Elle prenait de la place, faisait du bruit, on ne pouvait ignorer sa présence. Ce qu’elle captait ne prenait forme qu’après le délai nécessaire à une opération chimique nécessitant une certaine durée, et restait ainsi pour un temps invisible. Tout aussi invisible, dans la caméra machine, l’ouverture intermittente de la chambre permettait que quelque chose soit saisi et s’inscrive. Cette chambre était un espace vide dans lequel s’opérait une réflexion sur le négatif même, qu’il s’agissait ensuite de développer. Il y avait un film qui séparait l’image de la chose, la représentait sans jamais prétendre se substituer à elle.

Avec l’image numérique disparaissent tout à la fois la caméra-machine, la place qu’elle occupait, le temps qu’elle exigeait, la séparation qu’elle instituait. Voilà la caméra devenue un simple orifice, plus petit qu’un œil ou un trou de serrure. Omniprésent.

Puissance de la technique

Ce qui se donne à voir avant tout en visioconférence, c’est l’accaparation de notre conscience par un seul sens, la vue, au détriment de tous les autres, notamment l’ouie, qui est inféodée à la vue au point de devoir supporter une dégradation conséquente du son par rapport à la qualité que permet le téléphone. Il y a des interférences, des coupures, des problèmes de réseau, qui altèrent régulièrement la qualité du signal sonore, et poussent à vouloir voir dans l’image quelque chose de ce qui peine à se faire entendre par la voix. Quand la dégradation du son devient trop importante, qu’il ne devient plus possible de rien saisir de ce que l’autre dit parce que « ça coupe trop », l’usage est alors de demander à l’autre de « couper l’image », de renoncer au reflet, pour que la bande passante puisse être entièrement consacrée au son. Et si là, « ça coupe encore », la concession ultime est de proposer de poursuivre la séance par téléphone, moment surprenant où la clarté de la voix débarrassée des effets instables de la compression/décompression du son par les plateformes de visioconférence, a la même saveur que les premiers pas sur la terre ferme après une navigation par forte houle, ou encore l’atterrissage un peu mouvementé concluant un vol par gros temps. Un moment surprenant, oui, produisant un effet de calme, comme lorsque éclate une bulle d’imaginaire.

Des années durant, la rapidité des voyages en avion sur de courtes distances produisait un effet de vitesse qui occultait les importantes contraintes d’approche, d’embarquement et de débarquement, et c’est le développement des liaisons ferrées à grande vitesse qui a permis de dégonfler le fantasme de pure modernité qui était associé au transport aérien. Connaîtrions-nous actuellement une semblable phase d’excitation devant la puissance de la technique dont nous dénierions les effets de contrainte au nom de la modernité ? La qualité des conditions d’écoute serait-elle ainsi sacrifiée en visioconférence au profit du semblant de présence qu’apporte l’image filmée en tant que pure manifestation de puissance ? Souffririons-nous d’une nouvelle forme du complexe d’Atlas, inventé par Gaston Bachelard, dans La terre et les rêveries de la volonté (1948), pour illustrer la lutte humaine contre la pesanteur, une lutte qui s’élargirait aujourd’hui à toutes les formes de limites liées à l’espace et au temps ? En latin, ubique signifiait partout et en tout lieu, qui donne en français ubiquité, cette faculté d’être présent partout, longtemps associée aux divinités et à la magie. Il n’est pas sûr que nous ayons renoncé à y croire.

Plane interface

De forme plane, l’écran est par définition un espace sans profondeur, hors celle, éventuelle, du trompe-l’œil. Tout s’y indifférencie. Le même écran supporte les images d’actualités, les photos de famille, les relevés bancaires, les courriers en tous genres, les fictions hollywoodiennes et les films de vacances. S’y juxtaposent de façon équivalente et indifférenciée des visages, plus ou moins numériquement retouchés, de personnes ou de personnages, d’êtres vivants et d’êtres morts, de connaissances et d’inconnus, de proches et de lointains, dans un grand écart de l’intime au protocolaire. On y voit paraître au fil des journées, selon l’expression populaire, tout et son contraire, ce qui conduit à faire de l’écran un lieu commun, que rien ne singularise. Ce qui peut, peut-être, faire l’affaire en entreprise dans le cadre des processus de télétravail, n’est pas sans poser aux praticiens de l’accompagnement des questions fondamentales. Car l’écoute, quand elle est possible, ne suffit pas en elle-même à permettre un travail si l’accompagnant n’investit pas le lieu des séances d’une façon différentielle, ouvrant pour la personne accompagnée un espace différencié, distinct des autres espaces sociaux, et autorisant une prise de recul impossible dans les lieux communs.

L’écran comme lieu sans profondeur ni perspective expose le praticien au risque du non-lieu, contre lequel il s’acharne comme il peut, usant dans des proportions inhabituelles de l’intervention, mettant en déséquilibre sa position de tiers. Car un autre risque pèse, qui est celui de se laisser enfermer, comme le Garou-Garou de Marcel Aymé, dans l’étroitesse d’un mur infranchissable. Un mur où s’affichent côte-à-côte les images des deux protagonistes, des images équivalentes et substituables – il peut même arriver que leur position s’inversent sans raison précise –, en lieu et place de leur rencontre en face-à-face lorsque les séances ont lieu en cabinet. En lieu et place de l’espace laissé vide entre les deux personnes en présence, il y a là, faisant fonction d’inter-face, un mur pixellisé.

Dans une allocution prononcée en 1964, et intitulée Remarques sur art – sculpture – espace,  le philosophe Martin Heidegger pose la question : « Qu’est l’espace ? », et interroge : « Qu’est-ce qui offre à l’espace la possibilité d’être quelque chose qui accueille, entoure et contient ? ». Sa réponse, précise, apporte un éclairage utile sur ce qui fait défaut dans des séances en visioconférences : « L’espace espace. Espacer signifie : essarter, dégager, donner du champ libre, de l’ouverture ». Ce que l’espace laissé vide entre deux personnes en présence opère par lui-même, c’est bien un débroussaillage, un désencombrement, la possibilité d’une différence.

Matières sensibles

Seules des actions précises permettent de mettre pertinemment au travail la matière sensible dans la chambre obscure : ce sont précisément ces actions-là qu’identifiait une exposition à la Maison européenne de la photographie en 2018. Ces actions propres à l’art photographique ne sont pas sans résonance avec le travail d’accompagnement : régler, cadrer, déclencher, rembobiner, développer, révéler. Tout travail sur le sensible ne passe-t-il pas par des actions précises ? Nous connaissons ce moment important où la personne que nous recevons entre dans le cabinet : sa façon de marcher, de serrer la main (ou de saluer depuis que les serrements de mains sont ajournés pour raison sanitaire), la façon dont les regards se croisent, dont la personne entre dans le bureau, dépose ses affaires, s’assied, tout cela participe de cette « préconnaissance par le corps d’une dimension immatérielle », que décrit Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, dans son livre Travail vivant. Évoquant la « poignée de main » comme possibilité de « palper une qualité de la vie psychique », il écrit : « C’est ce contact, foncièrement corporel et affectif, avec les attitudes corporelles du patient qui, après quelques minutes d’imprégnation, donne la voie de son univers mental ». Le praticien conduit alors la séance par des actions d’autant plus précises qu’il a pu avoir une perception globale de la personne qui vient d’entrer, des actions visant à espacer,  à donner du champ libre. Tel est le rôle de la chambre, de permettre que viennent s’y inscrire des signaux faibles qui y soient perçus, et dont les actions de l’accompagnant soutiennent la possibilité.

L’écran écrase les signaux faibles et aplatit les percepts. Il donne à voir l’image comme trompe-l’œil de l’absence du corps. Trompant l’œil, l’image affaiblit l’ouie et désactive les autres sens, principalement le toucher et l’odorat, conduisant à une désaffectation du corps propre. En un sens, le dispositif de visioconférence exile le corps du lieu (ou plutôt du non-lieu) de la relation et de l’élaboration. Les témoignages des accompagnants sur cette expérience sont de deux ordres : pour les uns, une sensation de confort à être dispensé des interférences générées par la présence physique de la personne accompagnée, présence vécue comme une entrave à l’écoute ; pour les autres, une expérience éprouvante, nécessitant un effort pour tenter de saisir des signaux faibles et palper malgré tout une qualité de la vie psychique de l’autre (cf. la poignée de main), effort générant une fatigue d’un nouveau type, liée notamment à l’immobilisation musculaire et sensorielle prolongée du corps devant l’écran, pouvant aller jusqu’à des manifestations somatiques bien connues sous le nom de troubles musculo-squelettiques. La ligne de partage des témoignages des praticiens s’articule autour de la place du sensible dans les processus d’accompagnement, et conduit potentiellement à différencier les pratiques et les champs d’intervention en fonction du rôle plus ou moins important attribué par le praticien au passage par la chambre obscure dans le processus qu’il conduit.

Solitudes

Quelque chose émerge de la différence rendue possible par l’espace espaçant – lorsqu’il a lieu –,  qui a à voir avec le silence, et potentiellement avec la conflictualité. Assis en présence de l’autre dans un cabinet, je fais l’expérience d’une relation qui passe par l’acceptation de la solitude, l’acceptation d’une perte irrémédiable de la croyance dans le commun. Pour le dire brutalement : nous ne nous comprendrons pas, mais le travail est possible. L’écran, lui, joue précisément le rôle inverse, soutenant la croyance dans le commun, dans le fait d’être avec les autres même de loin, de se parler et d’échanger, selon l’expression courante. Pour autant, l’écran ne protège pas d’un sentiment paradoxal d’isolement, que de nombreuses études rapportent comme étant largement répandu chez des personnes numériquement multi-connectées. En effet, une fois cliqué sur le bouton mettant fin à la connexion, l’image disparaît en un temps si bref, une fraction de seconde, que plane alors un doute sur le fait même que la séance ait eu lieu, quand si peu de traces en sont laissées dans le corps, sous forme résonnante des sensations vécues, de la présence perçue, des émotions ressenties. Non pas parce que rien ne se serait passé, mais parce que ce qui s’est passé était privé des résonances dans l’épaisseur de corps présents trouvant place dans un lieu.

Un autre paradoxe de la séance en présence est que la rencontre ainsi rendue possible, alors que par ailleurs l’écran l’interdit, n’aura néanmoins pas lieu, car l’accompagnant conduit le travail sans répondre à la demande de complicité ou de complétude, et autorise ainsi l’expérience de la solitude en présence de l’autre. « Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », écrivait Blaise Pascal. La chambre comme lieu pour l’expérience d’une sereine solitude, n’est-ce pas une des dimensions efficientes du travail d’accompagnement en présence, lorsqu’il permet à la personne accompagnée de prendre appui sur une solitude assumée pour engager des relations nouvelles avec son environnement et passer véritablement à autre chose.

En cela, la chambre obscure joue pleinement son rôle (développer, révéler), ce rôle très ancien permettant un accès à soi-même, et de prendre place et demeurer en repos, comme le fait entendre, quelques années à peine après Pascal, Henry Purcell dans ce chant :

O Solitude

O solitude, my sweetest choice !

Places devoted to the night,

Remote from tumult and from noise,

How ye my restless thoughts delight !

O solitude, my sweetest choice !

Daniel Migairou, 21 juillet 2020


Ce texte a paru dans l’ouvrage collectif « Du bon ou du mauvais usage de la distance », publié par la Société française de coaching, Editions StoryLab, 2020